Les séries de toiles ci-dessous mettent en œuvre une manière inhabituelle qui tient à peindre avec les doigts. Elle réclame le contact avec la matière, aussi bien l’acrylique que la toile qui la reçoit. Je creuse la peinture à mains nues. Je n’applique jamais de fond : il me faut le grain même de la toile, analogue à la page blanche. Le rugueux de la toile que rencontre le geste a sa façon d’essouffler les couleurs, de donner du relief et de fantomatiser les formes. J’écris un livre de poésie qui accompagne ce geste qu’a la peinture : pratiquant un art non sans l’autre.
Les arbres m’accompagnent, comme en témoigne, en poésie, Grand-Monde (Corti, 2018). Pour une fois, cette main qui les peint, qu’on dirait aussi patte ou griffe, n’est pas prédatrice. Elle ne s’en empare pas, ne les coupe ni ne les consomme. Elle fait l’accompagnement, comme on dit d’une musique. Avec leurs architectures aérées, leurs fuites, leurs embranchements, leurs explosions, les arbres importent le dehors dans notre intérieur. Je fuis l’ornemental et le joli. J’aime que les arbres emmêlent leurs traits et diffusent leurs parfums de couleurs ; que leurs silhouettes très hautes, tutélaires, deviennent mieux visibles ; qu’ils trouent les murs et nous ouvrent les yeux pour nous faire voir à quel point, à l’échelle du monde, nos existences sont liées.
The series of canvases below apply an unusual manner wich requires to paint with one’s fingers. It calls for contact with the material, both the acrylic and the canvas that receives it. I dig the painting with bare hands. That's why I never apply background: I need the very grain of the canvas, similar to the blank page. The roughness of the canvas that the gesture encounters has its own way of drying out colors, producing reliefs and ghostly shapes. I am writing a book of poetry which goes with this hand gesture that painting makes: practicing an art not without the other.
The trees accompany me, as shown, in the field of poetry, by Grand-Monde (Corti, 2018). It seems to me that for once, this hand that paints them, that one would also say paw or claw, is not predatory. She does not seize, cut nor consume them. She does the accompaniment, as they say of a music. With their airy architectures, their flights, their branches, their explosions, trees import the outside into our interior. Neither the ornamental nor the pretty interest me. I like trees to entangle their features and diffuse their scents of colors. I would like their tall, tutelary figures become more visible. I want them to drill into the walls and open our eyes to show us how connected our lives are to the world.
This serie comes from a very simple experience: when you stand under a tree, or when you look at a tree, you always see through it. It never appears alone, but it gives with what it is itself an impression of air, depth and blue, since it eats the skies, brews them, covers and reveals them. It is this weaving that I have here explored.
Cette série est née d’une expérience toute simple : quand vous vous placez sous un arbre, ou quand vous regardez un arbre, vous voyez toujours à travers. Il ne se donne jamais seul, mais il donne en plus de ce qu’il est lui-même une impression d’air, de profondeur et de bleu, vu qu’il mange les ciels, les brasse, les recouvre et les révèle. C’est ce tressage que j’ai ici exploré.
The trees fascinate me by the very motion of their trunks and the framework of their crowns, extraordinarily complex and organized, often tormented by the elements, the arid land, the water, the fire, the light, the wind. How many times has my hand mentally stroked them from a distance, wondering how to grow them on the canvas following their rhythmic articulations, all this climbing up that becomes a kind of dance.
Les arbres me fascinent par la conduite des troncs et la structure des houppiers, extraordinairement complexe et organisée, tourmentée souvent par les éléments, la terre aride, l’eau, le feu, la lumière, le vent. Combien de fois ma main les a-t-elle caressés mentalement à distance, en se demandant comment les faire pousser sur la toile suivant leurs articulations rythmées, toute cette escalade de l’espace qui revient à une sorte de danse.
Mimosas have grown for me in two memories: the big mimosa in the garden of childhood, that neighbors had forced my parents to cut down, claiming that it was increasing the moisture in their cellar; the burial of my maternal grandfather, in the south of France, about fifteen years ago. On the hills, in February, all the mimosas were golden yellow, the color of death and immortality. I painted soon after my first paintings, from this visual shock, and trying to give it back. But I failed. I threw them away, and gave up. Long latency period, during which the mimosas continued to haunt me, as painting haunted me. The incredible blue sky and contrasting bright yellow, maybe they are found a little.
Les mimosas sont entés pour moi sur deux souvenirs : le grand mimosa au jardin de l’enfance, que des voisins avaient contraint mes parents à faire abattre, sous prétexte qu’il mettait de l’humidité dans leur cave ; l’enterrement de mon grand-père maternel, dans le sud de la France, il y a une quinzaine d’années. Sur les collines, en février, tous les mimosas étaient jaune d’or, couleur de mort et d’immortalité. J’ai peint peu après mes premières toiles, à partir de ce choc visuel et pour tenter de le rendre. Mais ce n’était pas cela. Je les ai jetées, et j’ai abandonné. Long temps de latence, pendant lequel les mimosas ont continué à me hanter, comme la peinture me hantait. Le bleu incroyable du ciel et le jaune vif qui tranche, peut-être sont-ils un peu retrouvés.
I do not paint on the ground nor from photographs. I find gropingly images that have remained to me. To see outside, I look inside. Other way of faithfulness. The Mediterranean landscapes, the Esterel, the sea, the umbrella pines, the cypresses and the olive trees, belong for me to the time of the childhood, idle and gorged with light, summer holidays. Our sensations make us. It is not that I want it, but now these marks come to me. This fair-weather country has its place here, where I would like the colors to start singing like cicadas.
Je ne peins pas sur le motif ni à partir de photographies. Je retrouve à tâtons des images qui me sont restées. Pour voir dehors, je regarde au-dedans. Autre fidélité. Les paysages méditerranéens, l’Esterel, la mer, les pins parasols, les cyprès et les oliviers, appartiennent pour moi au temps de l’enfance, oisif et gorgé de lumière, des vacances d’été. Les sensations nous font. Ce n’est pas moi qui veut, ce sont ces traces à présent qui me reviennent. Ce pays du beau temps a ici son lieu, où je voudrais que les couleurs se mettent à chanter comme des cigales.
The fire has broken out. What I like here about trees are the seasons. They are never the same, they pass too. They keep changing. They catch fire, and it is too late. There they are of a golden yellow, a shady brown or a blood red which sign the corruption of the material. The painting grabs the time between its fingers slightly shaking on the canvas. The discontinuity of gestures, launched in search of perhaps nothing that can be grasped for long, also shows what death does by undoing.
L’incendie a pris. Ce qui me plaît ici dans les arbres, ce sont les saisons. Ils ne sont jamais identiques à eux-mêmes, eux aussi passent. Ils n’arrêtent pas de changer. Ils s’enflamment, et c’est trop tard. Les voilà d’un jaune d’or, d’un brun suspect ou d’un rouge sang qui signent la corruption de la matière. La peinture se saisit du temps entre ses doigts qui tremblent légèrement sur la toile. La discontinuité des gestes, lancés à la recherche de peut-être rien dont on puisse se saisir durablement, dit aussi ce que fait la mort en défaisant.
This serie began with the proposal of a species of tree, birches, because of their white trunks, streaked with greyish bands (always in the plural: they form groups). Colors came first, then less and less. Quite quickly, I tried to paint white on black on white: white rectangle inscribed in the one of the canvas, illegible writing in black, white trunks. On one of the paintings, with a pink nude shade, as barred, perhaps a human form. Besides, it turns out that this research in painting has met my current work of essayist in literature.
Cette série a commencé avec la proposition d’une essence d’arbres, les bouleaux, en raison de leurs troncs blancs, striés de bandes grisâtres (au pluriel : ils vont par groupes). Des couleurs d’abord, puis de moins en moins. Assez rapidement, j’ai cherché à peindre blanc sur noir sur blanc : rectangle blanc inscrit dans celui de la toile, écriture illisible en noir, troncs blancs. Sur l’un des tableaux, rose chair, comme barrée, peut-être une forme humaine. Il se trouve, de plus, que cette recherche en peinture a rencontré mes travaux actuels d’essayiste en littérature.
In this serie, I found that while inscribing the trees on the canvases, at the same time they were erased. As my gesture shaped them, the color was worn out on my fingertips, so that the trees still appeared, but badly and less distinctly, gradually fading away. This erasing I wanted to emphasise, without cheating, that is to say, without putting all the time my fingers in the acrylic paint to feed the features on the canvas. I also noticed that if I simply copied a tree, with a view to imitate it, its image was mostly disappointing, as if it was not enough for it to show itself. So I stylized these trees that seem here faintly anthropomorphic, twisted, carrying many sufferings, victims or vectors of aggression, people of pain, our vanishing brothers.
Dans cette série, je me suis aperçue qu’en inscrivant les arbres sur les toiles, en même temps ils se désinscrivaient. Au fur et à mesure que mon geste les parcourait, la couleur s’épuisait au bout de mes doigts, de sorte que les arbres apparaissaient encore, mais mal et moins distinctement, sur le mode de l’effacement. C’est cette fantomatisation dont j’ai voulu prendre acte, sans tricher, c’est-à-dire sans puiser toujours des doigts dans la peinture acrylique pour nourrir les traits sur la toile. J’ai constaté aussi que si je recopiais simplement un arbre, en l’imitant, son image était la plupart du temps décevante, comme si elle ne suffisait pas pour qu’il se montre. J’ai donc stylisé ces arbres qui paraissent ici vaguement anthropomorphiques, tordus, porteurs de bien des souffrances, victimes ou vecteurs d’agressions, gens de peine, nos frères en voie de disparition.
Since trees, by definition, are very high, I wanted to inaugurate larger formats. Make them even more subjects by restoring a part of their seize and dignity. So that they could impose themselves. May they be our relatives, our heroes and our gods. It seemed to me, in practice, that these larger formats needed just as much, if not more, unity and sobriety. Materially I missed the room for larger paintings, but already, these wide spaces allowed me to translate the momentum of the trees, beating in the white their aerial tempo.
Parce que les arbres, par définition, sont des très-hauts, j’ai voulu m’initier à de plus grands formats. Les rendre encore davantage sujets en leur restituant une partie de leur envergure et de leur dignité. Qu’ils s’imposent. Qu’ils soient nos proches, nos héros et nos dieux. Il m’a semblé, en pratique, que ces plus grands formats avaient besoin tout autant, sinon encore davantage, d’unité et de sobriété. Matériellement la place m’a manqué pour des toiles vraiment vastes, mais déjà, ces grands espaces m’ont permis de traduire l’élan des arbres, en venant battre dans le blanc leur tempo aérien.